30.
Halte chez les Elfes
Une fois que tous les Elfes furent secourus et rassemblés au village, les Chevaliers acceptèrent le repas de légumes et de fruits que leur servirent leurs hôtes. En retrait, Wellan mangea en observant Bridgess, assise un peu plus loin avec des femmes Elfes, dont la Reine Amma, Elle présentait à la petite fille un biberon fabriqué avec un cylindre de bois recouvert d’un capuchon de résine séchée dans lequel un trou avait été percé. Le lait de chèvre semblait satisfaire l’appétit de l’enfant. Il y avait tant de ravissement sur le visage de Bridgess que Wellan se mit à espérer que les parents du poupon ne réapparaissent jamais pour le réclamer.
— Il semble bien que vous soyez subitement devenu père, lui fit remarquer le Roi Hamil en s’approchant.
— On dirait, oui.
— Avez-vous d’autres enfants, sire Wellan ?
— J’ai un jeune fils d’une autre femme.
— La Reine de Shola ?
La mention de ce nom fit naître une grande tristesse dans le cœur de Wellan, pour des raisons qu’il ne pouvait pas expliquer au Roi des Elfes. Mais Hamil capta sa détresse et posa la main sur son bras.
— Je suis désolé pour ce qui s’est passé jadis, s’excusa le roi avec sincérité. Mon peuple n’était pas préparé à une attaque aussi sauvage de la part d’Amecar. Il ne savait plus comment réagir et il a choisi de fuir. Je n’avais pas suffisamment d’emprise sur mes sujets pour les maîtriser à cette époque. J’étais d’ailleurs trop bouleversé pour me raisonner moi-même. Mais nous avons tenu plusieurs conseils depuis. Nous comprenons maintenant que la menace d’Amecareth ne pèse pas seulement sur les humains.
— Les Elfes sont-ils prêts à prendre les armes si cela devient nécessaire ?
— Nous avons toujours été un peuple pacifique. De plus, nous ne pourrions pas manier des épées aussi lourdes que les vôtres, mais l’arme à corde dont se servent certains de vos hommes nous intéresse beaucoup.
Hamil pointait l’arc reposant par terre près de Sage. C’était une arme légère et les Elfes avec leur vision perçante pourraient sûrement en faire bon usage.
— Je verrai à ce que mes hommes vous laissent examiner leurs arcs afin que vous puissiez en fabriquer. Ils pourraient aussi vous en enseigner le maniement, si vous le désirez. Ce jeune homme devant vous est notre meilleur archer. Il s’appelle Sage.
— Il semble humain, mais il ne l’est pas, murmura Hamil avec inquiétude.
Ses yeux verts fixaient intensément le jeune guerrier qui riait des farces de Nogait tout en mangeant son repas.
— Sa mère est une hybride comme Kira et son père est humain, l’informa Wellan en se demandant pourquoi Hamil se méfiait de Sage.
Il était tout simplement impossible de lire les pensées de ces créatures des bois, puisqu’elles les exprimaient dans leur propre langue.
— Amecareth a donc engendré d’autres monstres, soupira finalement Hamil en déposant son écuelle sur le sol.
— Je préférerais que vous employiez un autre qualificatif lorsque vous parlez de mes Chevaliers, riposta Wellan.
Les deux chefs se dévisagèrent avec défi, Wellan attendit que le roi réplique, espérant qu’il n’allait pas ouvrir une fois de plus les hostilités.
— Je ne parlais pas seulement d’eux, se défendit Hamil. Je sais qu’il y en a eu d’autres, mais je pensais qu’il ne restait qu’une seule hybride.
— Comment savez-vous tout cela ? Je croyais que les Elfes ne s’intéressaient pas à l’histoire d’Enkidiev.
— Ils y ont pris part malgré eux, sire Wellan, et ils ont raconté ce qu’ils ont vu à leurs enfants, qui l’ont raconté à leurs propres enfants. Le savoir de mon peuple s’étend sur des millénaires, bien avant leur arrivée sur vos terres. Demain, je vous montrerai quelque chose qui vous surprendra. Mais ce soir, c’est à vous de répondre à mes questions. Dites-moi comment vous êtes arrivés ici aussi rapidement. Vous ne vous trouviez certainement pas dans les environs, sinon je l’aurais ressenti.
— En effet, nous étions au Royaume d’Argent, lui apprit le grand Chevalier.
— Alors, comment ? s’étonna Hamil.
— J’ai reçu des dieux le pouvoir de me déplacer à volonté dans l’espace.
— Ils ont fait un tel cadeau à un humain ?
Wellan se gonfla de fierté, mais réprima un sourire de satisfaction. Il expliqua au Roi des Elfes que les Immortels ne pouvaient pas être partout à la fois, et qu’ils lui avaient accordé cette faculté pour lui permettre de défendre convenablement Enkidiev.
Ils terminèrent le repas tandis que l’obscurité s’installait dans la forêt et que le temps se refroidissait. Les Chevaliers s’enroulèrent dans les couvertures offertes par les Elfes. D’un tissu mince très soyeux, elles s’avérèrent étonnamment chaudes.
Bridgess s’assit près de Wellan avec la petite fille endormie contre sa poitrine. Le grand chef les observa toutes les deux en silence. Soldat avant tout, il sonda le continent du nord au sud pour s’assurer qu’aucun ennemi n’y était débarqué pendant que les Chevaliers se battaient au pays des Elfes. Rien. Satisfait, il contacta ses deux hommes restés au château et leur demanda comment les choses se passaient à Émeraude.
Disons que nous ne nous amusons certainement pas autant que vous, réagit Jasson, avec un brin de reproche dans la voix. Bergeau et moi avons installé nos familles dans l’aile des Chevaliers jusqu’à votre retour afin de garder l’œil sur Lassa, bien inutilement d’ailleurs, puisque le Magicien de Cristal le couve comme un poussin. Wellan leur décrivit les combats en détail et répondit à toutes leurs questions au sujet des abeilles géantes.
Quand rentrez-vous ? s’enquit Bergeau.
Nous allons aider les Elfes à rebâtir leurs maisons, retourner à Zénor détruire les cadavres, puis nous reviendrons à Émeraude. Cela ne devrait nécessiter que quelques jours, tout au plus. Soyez vigilants jusqu’à notre retour.
Ses deux frères d’armes acceptèrent d’être patients, mais Wellan crut entendre Bergeau grommeler son mécontentement. Comment se portent Santo et Swan ? s’inquiéta alors le grand chef. Jasson l’avisa que Santo se reposait, s’étant vidé de toute son énergie pour sauver la vie du jeune Farrell. Quant à Swan, rapidement remise de la fatigue du combat, elle refusait de quitter le chevet du paysan qui ne s’était pas encore réveillé depuis son arrivée. Wellan les remercia de protéger le château en son absence et mit fin à la transmission de pensées. Il était temps, car Bridgess venait de déposer le bébé dans ses bras.
— Surveille-la pendant que je m’occupe de mes besoins personnels, lui demanda-t-elle en l’embrassant sur les lèvres.
Avant qu’il puisse protester, Bridgess disparut dans la forêt. Wellan baissa les yeux sur le petit visage endormi, encore incertain de vraiment vouloir en devenir le père. Était-il prudent, pour un chef de guerre, d’élever un enfant dans des temps aussi dangereux ? Mais pouvait-il faire fi du bonheur de son épouse ? Il soupira en pensant qu’il était plus facile de prendre une décision sur un champ de bataille qu’au sein d’une famille.
La petite s’agita en gémissant. Croyant qu’il ne la tenait pas convenablement, Wellan la changea de position. L’enfant se mit à pleurer. La Reine Ama s’approcha et remit au nouveau papa un biberon de lait chaud. En voyant que le guerrier ne savait pas trop quoi en faire, Ama installa la petite sur son bras musclé. Elle plaça ensuite son autre main de façon à ce que le lait s’écoule facilement du biberon dans la bouche de sa fille.
— Merci, murmura Wellan, embarrassé par son manque d’expérience.
— Même les rois n’y arrivent pas toujours du premier coup, se moqua la reine.
Elle retourna auprès de son époux. Le Chevalier fit boire le bébé, attendri malgré lui devant son air de satisfaction. Ses petits pieds s’agitaient avec joie sous la couverture pendant que ses grands yeux bruns le fixaient avec reconnaissance. Lorsque Bridgess revint finalement s’asseoir près de lui, la petite recommença à gémir, au désespoir de Wellan.
— Elle n’a plus faim, expliqua Bridgess en lui enlevant le biberon.
Elle montra à son époux comment placer la petite sur son épaule pour tapoter doucement son dos jusqu’à ce qu’elle évacue tout l’air qu’elle avait avalé.
— Tous les bébés font la même chose ? demanda Wellan.
— Absolument tous, confirma-t-elle avec amusement.
Elle recoucha ensuite la petite dans les bras du grand chef et il crut capter des reflets rougeâtres au fond des yeux sombres de l’enfant. Était-ce le miroitement des flammes qui brûlaient derrière eux ou son imagination ?
— Nous l’appellerons Jenifael, déclara Bridgess. Dans la langue des Elfes, cela signifie « félicité et bonheur ».
— C’est un très beau nom, admit-il. Il lui portera chance.
— Savais-tu que Wellan est aussi un mot elfique ?
— Non, je l’ignorais. Est-ce qu’ils l’ont traduit pour toi ?
— Oui, cela signifie « intraitable ».
Le grand Chevalier, incrédule, devina à la mine de son épouse qu’il s’agissait d’une plaisanterie. Elle l’embrassa en riant. Puis, elle lui annonça que leur fille passerait la nuit dans ses bras à lui. Tous les soldats observaient la scène touchante entre leur chef, sa femme et sa nouvelle fille. Les dieux devaient beaucoup aimer cet homme, car ils avaient comblé très rapidement le vœu le plus cher de Bridgess.
A quelques pas du couple, Sage installa le faucon sur la branche d’un arbre à proximité, puis se coucha près de Kira. Les hybrides ne pouvaient pas concevoir d’enfants entre eux, ce qui était sans doute une bonne chose. Moins il y avait de petites créatures mauves dans le monde et moins l’empereur serait tenté de tout détruire sur son passage pour s’en emparer. Mais au fond de lui-même, le jeune guerrier sentait s’éveiller le désir de transmettre ses valeurs et ses connaissances à une autre génération, un rêve qu’il ne pourrait jamais réaliser avec un fils ou une fille… et peut-être même pas avec un Écuyer.
— Sage, chuchota Kira, sais-tu qui est le père de Jahonne ?
Ce n’était pas la question à laquelle il s’attendait, surtout qu’elle avait certainement capté son désir secret.
— Est-ce qu’elle t’a déjà parlé de lui ? insista Kira.
— Oui, même si je ne voulais pas l’entendre. Elle m’a dit que tous les hybrides avaient un seul et même géniteur.
— Et tu sais qui c’est ?
Il hocha doucement la tête et ferma les yeux avec embarras.
— Donc, tu savais que j’étais la fille de l’empereur quand tu m’as rencontrée ? raisonna-t-elle.
— Évidemment, puisque tu es mauve, répondit-il en ouvrant les yeux.
— Et tu m’as aimée malgré tout ?
— Ce que j’ai ressenti en t’apercevant est difficile à décrire, soupira l’Espéritien. Mon cœur s’est mis à battre très fort. J’ai tout de suite su que nous étions faits l’un pour l’autre. Ma parenté avec les insectes n’a pas fait de moi une mauvaise personne, alors j’ai pensé que c’était la même chose pour toi.
Kira grimpa sur lui et déposa un baiser passionné sur ses lèvres pour lui exprimer sa gratitude. Leurs copains Chevaliers, couchés à proximité, se mirent à se moquer d’eux en embrassant bruyamment le dos de leurs mains. Sage enlaça promptement son épouse pour l’empêcher d’aller leur faire un mauvais parti.
Wellan ressentit le soudain remous d’énergie, mais ne leur fit aucune remontrance. Contre sa poitrine dormait une toute petite fille qui dépendait de lui et son attention était concentrée sur elle. Allongé près de Bridgess qui, elle, dormait à poings fermés, il démêlait de son mieux toutes ses nouvelles émotions. En sentant le souffle chaud de Jenifael dans son cou, il se demanda comment sa propre mère, la Reine de Rubis, avait pu repousser ses enfants. Plongé dans les souvenirs de son enfance et de tous les mauvais traitements qu’il avait reçus, Wellan eut beaucoup de mal à trouver le sommeil. Lorsqu’il s’endormit enfin, ce ne fut pas pour longtemps.
Une présence étrangère visita le village au milieu de la nuit. Wellan ouvrit subitement les yeux. Tout le campement s’illumina de rouge. Il s’assit en protégeant instinctivement l’enfant dans ses bras. Une femme sortit des flammes et s’avança en marchant silencieusement entre les dormeurs, les innombrables voiles de sa robe écarlate volant autour d’elle.
— Déesse, murmura le Chevalier en tentant de se défaire de la couverture dans laquelle il s’était enroulé avec le bébé.
— Reste où tu es, Wellan de Rubis, ordonna Theandras d’une voix qui résonna dans toute la forêt. Ne trouble pas le sommeil de ma fille.
— Votre… ? fit-il, stupéfait.
— J’ai entendu tes prières. Puisque que tu as donné aux dieux un Immortel, ils ont décidé de te donner un enfant bien à toi. Je l’ai fabriqué à partir des matériaux de ton monde et des fibres de ton être, mais son âme ne sera jamais tout à fait comme la vôtre. Elle grandira plus rapidement que les enfants humains. Son intelligence sera plus vive, mais son amour pour toi et ta compagne ne faillira jamais : il sera à l’image des sentiments que j’éprouve pour toi.
— Déesse, je ne sais pas comment vous remercier…
— Tu l’as déjà fait.
La femme écarlate, dont la peau miroitait comme les flammes, s’agenouilla près de lui pour caresser la joue du poupon endormi.
— Vous lui avez choisi un nom digne d’elle, approuva Theandras.
La déesse disparut brusquement, tout le village fut plongé dans l’obscurité une fois de plus, « La fille des dieux », s’étonna Wellan en baissant les yeux sur son visage pourtant si innocent. Il ne savait même pas comment s’occuper convenablement d’un enfant ordinaire, comment allait-il pouvoir élever Jenifael ?
Au matin, il suivit Bridgess jusqu’à la rivière Mardall afin de s’y purifier et de laver la petite. Il profita de ce moment d’intimité pour raconter à son épouse ce qui s’était passé durant la nuit.
— La fille de la déesse de Rubis ! s’exclama Bridgess.
— Les dieux ont apparemment décidé de nous dédommager, avoua-t-il avec embarras.
Wellan ne savait pas comment elle réagirait en apprenant les origines divines de leur fille. Bridgess afficha finalement beaucoup plus de détermination que lui devant la tâche qu’on leur confiait.
— Il faudra l’élever correctement, déclara-t-elle, car nous aurons des comptes à rendre au ciel.
Son époux hocha doucement la tête en la regardant sécher le petit corps si vulnérable et si robuste à la fois. Bridgess avait raison : Jenifael méritait une éducation digne de son rang.